Comics·Littérature

Neil Gaiman et Sandman

Neil Gaiman est un auteur britannique qui vit aujourd’hui aux Etats-Unis. Auteur de romans évidemment, mais aussi de comics, ainsi que scénariste pour la tv ou le cinéma. Si le monsieur a beaucoup de cordes à son arc, j’en rajoute une autre en indiquant qu’il était également journaliste dans sa jeunesse, mais ça ne dura pas. Ceci dit, ce fut sûrement une porte d’entrée dans la littérature puisqu’il y rentre en signant la biographie de Douglas Adams (l’auteur hilarant de H2G2 et d’un Cheval dans la salle de bain que je vous conseille vivement). Et il le fait en tâchant d’imiter son style, ce qui n’est pas une mince affaire. 

Plus tard il se réintéressera au monde des comics grâce à Alan Moore et son Swamp Thing. Il finira même par le rencontrer et recevra une initiation à l’écriture de romans graphiques ou comics de la part du maître. Bien sûr le talent de Neil Gaiman concernant les comics sera retentissant dans Sandman qu’il a écrit de 1988 à 1996.

Ceci dit, j’aime le bonhomme aussi en tant qu’auteur de romans, et c’est même ainsi que je l’ai découvert ; avec ses romans fantastiques d’aventure ou macabres. Dans le genre aventure, je pense évidemment à Neverwhere. Roman bourré d’humour british et de références Londonienne dans lequel un personnage tout à fait lambda va découvrir une Londres du dessous. Une excellente porte d’entrée dans l’univers du monsieur. Dans un autre genre de l’imaginaire, son roman Stardust que je n’ai pas lu mais dont j’ai vu l’adaptation cinématographique tout à fait attachante nous plonge dans un univers de fantasy féérique. Je l’ai revu récemment, et je vous assure qu’il n’y a pas d’autre mot pour le décrire que « régal ». C’est l’imagination débordante de Neil Gaiman mêlée à l’énergie enthousiaste de Matthew Vaughn avec un casting prestigieux. Enfin, son imagination l’emmène aussi sur le terrain du macabre, donc, avec par exemple, deux romans jeunesses délicieux, à savoir Coraline que vous connaissez peut-être dans lequel une jeune fille découvre une maison parallèle à la sienne où elle y trouve des personnages avec des boutons cousus à la place des yeux ; ou l’Etrange vie de Nobody Owens qui réinterprète le Livre de la Jungle dans un cimetière avec un bébé élevé par des fantômes et un vampire comme substitut à Baguera. Pour l’anecdote que je vous ai peut-être déjà raconté, quand je travaillais en libraire, j’ai conseillé ce roman à une cliente, qui m’a ensuite demandé si c’était une histoire vraie.

Bref, la force de Neil Gaiman, c’est son imagination. C’est la variété des genres qu’il aborde aussi, tout cela sans jamais être superficiel, en s’attardant toujours autant sur les intrigues que sur ses personnages et leurs sentiments. L’océan au bout du chemin par exemple peut être considéré comme un roman jeunesse parce qu’il met en scène des enfants face à des éléments fantastiques, mais la mélancolie qui se dégage du titre quand on le referme s’adresse bien plus à un lectorat adulte.

De même quand il décide de mettre en avant les différentes mythologies dans American Gods, un principe purement fantastique, c’est pour mieux dénoncer l’histoire et la société américaine contemporaine. Et mélanger les mythologies pour en créer une toute nouvelle, c’est ce qu’il fait également parfaitement dans son chef d’œuvre : Sandman.

Comme vous le savez peut-être, chaque mois je participe au podcast : le Klub Moutarde, en compagnie de Foine qui a le courage de faire le montage et de Dehell qui s’occupe des bannières. Pour ma part, je ne fais que préparer un sujet qui me plaît. Alors avec l’aval de mes compagnons, j’ai décidé de publier ici chaque mois l’un des sujets plus ou moins ancien préparé initialement pour le podcast. Si celui-ci vous intéresse, vous pouvez rendre le sujet plus vivant en allant nous écouter, ce qui est plus interactif (Foine et Dehell réagissant ou posant des questions). Dans ce cas, il s’agissait de l’épisode 32 : Gentrification Dijonnaise.

Sandman

Les personnages secondaires sont inoubliables.

A l’origine Sandman était un personnage DC créé par Garden Fox et Bert Christman qui apparaissait aux côtés d’autres super-héros dans la Justice Society of America. Il y a eu d’autres itérations du personnage par la suite notamment une aussi super-héroïque de Joe Simon et Jack Kirby (créateurs entre autres de Captain America). Quand Gaiman reprend le personnage, ça fait plus de 10 ans qu’il n’est pas apparu et c’est bien une itération propre à l’auteur dont je vous parle aujourd’hui, malgré quelques clins d’œil aux précédents et le fait qu’il appartient toujours à l’univers DC.

Comme je l’ai déjà dit, mais préparez-vous parce que je vais le redire, Sandman de Gaiman est paru de 1988 à 1996 dans des numéros mensuels chez DC Comics. Plus tard quand le label Vertigo sera créé (en 1993), il regroupera la saga Sandman sous forme d’albums puis d’intégrales et le personnage contribuera à donner sa renommée à la collection. Plus globalement, c’est aussi un comics qui a aussi donné ses lettres de noblesse au genre ; en gagnant de multiples prix et en s’attirant les faveurs d’artistes très célèbres comme Clive Barker ou Stephen King qui signeront tous deux des préfaces dans les albums. Ce dernier qualifiera d’ailleurs Sandman comme une « œuvre qui a la limpidité des contes de fées et la subversion sous-jacente de la fiction moderne de haut niveau ».

Résumé et structure

L’histoire, c’est une tragédie résumée simplement par Neil Gaiman par ces mots : « Le Roi des Rêves apprend qu’on doit changer ou mourir, et prend sa décision. C’est la vérité, avec ses limites, bien qu’elle laisse pas mal de choses de côté. C’est toujours le cas, avec les introductions.« 

On y suit grosso modo des histoires autour du personnage du Sandman. Il est une sorte de divinité, mais pas vraiment, puisqu’il coexiste littéralement avec des Dieux dans cet univers. C’est une entité, un « infini », aussi vieille que le monde, si ce n’est plus, dont le Royaume représente le rêve. C’est le roi des rêves, le Sandman, Morphée, mais aussi le rêve lui-même. Représenté sous forme humaine (mais pas que) de façon souvent gothique pas si éloigné de The Crow avec des bulles de dialogues dont il est le seul à posséder la police d’écriture en blanc sur noir. On croise aussi occasionnellement ses frères et sœurs, tout aussi mystiques : le désespoir, le désir (représenté à la fois comme un homme et une femme ou ni l’un ni l’autre), le délire, le destin et bien sûr la mort. J’en omet un dernier volontairement.

Chaque intégrale peut être assimilée à une saison d’une série TV, avec souvent un récit central et avant ou après, une ou plusieurs histoires qui n’ont rien à voir. Et puis des fois, souvent même, c’est finalement en lien, et on le réalise bien plus tard. C’est une qualité à double tranchant parce que tous ces liens finissent par créer une toile immense, cohérente, fascinante, mais ceux qui mettront en pause leur lecture risquent parfois d’être mis de côté lorsqu’on retrouve tel ou tel personnage.

La première saison de la série est une bonne surprise et très fidèle.

Ce n’est d’ailleurs pas le seul défi quand on se lance dans la lecture de Sandman, au-delà même du coût financier. Honnêtement, au risque de me faire lyncher, je trouve la première intégrale un peu rude. Le style graphique est celui qui a le plus vieilli, qui s’inscrit dans une tendance propre aux dessins de comics des années 80, pas toujours très fins. Qui plus est, le récit peut être un peu confus. L’histoire jongle avec différents points de vue, parfois au sein d’une seule page, et aborde des concepts franchement abstraits sur la fin et difficiles à raconter. Il ne faut pas que ça vous freine dans votre lecture si vous êtes intéressés. Les tomes suivants sont bien plus accessibles. Ce que je peux vous conseiller étonnamment pour la première intégrale, c’est peut-être de la lire en parallèle de la série Netflix. Elle souffre d’une esthétique un peu aseptisée et d’une mise en scène qui manque d’élégance par rapport au matériau de base, mais elle est extrêmement fidèle à la trame principale et bénéficie d’un casting franchement classe (connu ou non) ainsi que de quelques petites révisions dont j’imagine parfaitement Neil Gaiman être à l’origine. 

Les autres tomes sont bien mieux structurés et agréables, mais il faut garder en tête que dans tous les cas, Sandman est un comics extrêmement verbeux. Il n’y aura jamais d’énormes rebondissements ou de cliffhanger haletant. Le plaisir de Sandman réside plus, par exemple, dans les interactions entre le Rêve et Shakespeare dans une mise en abîme brillante du Songe d’une nuit d’été, ou alors dans les précieuses rencontres avec Hob Gadling, un homme qui a choisi d’être immortel et qui, 600 ans plus tard, ne s’en lasse toujours pas.

Recueils d’histoires

Si tout ceci démarre par une histoire relativement linéaire dans laquelle on suit le Sandman en tant que protagoniste principal, assez vite les recueils alterneront justement entre un fil rouge plus ou moins présent et des fables indépendantes. Ça permet évidemment de créer une mythologie et un univers, mais également en termes de rythme de varier les points de vue, Rêve n’étant dans ces contes que rarement le personnage principal ou le narrateur, rendant chacune de ces apparitions rares, énigmatiques et marquantes.

Sandman raconte donc de multiples histoires. Et chacune d’entre elles à une atmosphère différente : ambiances et enjeux différents, soutenues par des illustrateurs et illustratrices qui changent, jusqu’à même des narrations différentes. Du conte à la mythologie en passant par le récit horrifique, et forcément en termes d’atmosphère ça touche aussi à tout : à l’aventure, à la poésie et parfois comme les contes, c’est cruel. Gaiman déclare même qu’il aime alterner entre histoires masculines et féminines, concernant autant le lectorat que les protagonistes. Ceci dit, malgré cette binarité, l’objectif est aussi d’intéresser un autre lectorat que celui des comics de super-héros habituels et ça en fait même dans les années 80 ou 90 une œuvre très avant-gardiste avec notamment des représentations LGBTQ+ qui semblent extrêmement naturelles aujourd’hui.

C’est cette variété qui constitue le cœur de Sandman et qui fait qu’on ne sait jamais dans quoi on se lance à chaque nouveau tome. Pour donner des exemples rapides, et donner un aperçu de l’univers, l’intégrale 2 raconte un gros segment qui se déroule dans les enfers, où l’on croisera forcément des personnages bibliques, mais aussi des Dieux Nordiques. Le tome 4 est un road trip entre le Sandman morose et sa sœur Délire, et se conclue magnifiquement dans la mélancolie et le regret. Le tome 6 est une construction en tragédie où chaque acte mène inexorablement à une conclusion inévitable. Enfin le tome 5 est un recueil de contes ou de nouvelles, chacune racontée dans une auberge pendant une ambiance de fin du monde par un narrateur différent.

Je résume grossièrement, pour illustrer le fait que c’est un récit fleuve, dense, à l’image de son personnage : infini. A partir du moment où les histoires peuvent se dérouler à toutes les époques, dans toutes les régions sur Terre, et pourquoi pas même en dehors du cosmos, c’est infini. C’est pour ces raisons que même si ça a été publié avant la plupart de ses autres œuvres, Sandman sonne comme un accomplissement. La somme de tous les talents, obsessions et fascinations de Neil Gaiman. On retrouve les Dieux qui dépérissent quand on ne les prie pas comme dans American Gods ; le fait qu’un nouveau chat ne peut pas redonner le sourire à un enfant qui vient de perdre le sien comme dans l’Océan au bout du chemin ; ou alors des éléments un peu sordides autour des yeux comme dans Coraline. Son talent, c’est aussi de faire de toutes ses histoires un univers cohérent, foisonnant qui donne l’impression d’être privilégié à chaque découverte. Des histoires qui se croisent, des personnages qu’on retrouve parfois des années après leur première publication. C’est aussi une montre banale qu’on verra dans les affaires du Sandman dans le second tome et qui aura droit à son origine dans le tome 5. Pas parce que c’est nécessaire, mais parce que c’est une histoire qui vaut le coup. 

Editions et œuvre collective

L’un des derniers points que j’aimerai aborder, et j’ose imaginer que ça ferait plaisir à Gaiman c’est le fait que contrairement à l’idée qu’on pourrait se faire d’un roman, Sandman est aussi un travail collectif, et il ne cesse de le dire à travers les tonnes d’interview qu’on trouve dans les différentes intégrales. Une dream team talentueuse qui gravite autour de son nom : de son éditrice Karen Berger, grand nom chez DC qui a aussi édité Watchmen et qui sera à l’origine du label Vertigo, aux différents illustrateurs qui sont sans cesse choisi avec soin pour coller au mieux possible aux différentes atmosphères des récits. Certains rôles auxquels on ne pense pas forcément en tant que lecteurs mais qui sont essentiels et qui contribuent à donner à Sandman son génie, comme par exemple le lettreur Todd Klein qui s’occupe des bulles et de leurs polices d’écriture. Il suffit de lire celles du Rêve ou Délire pour comprendre son importance. J’ai parlé des dessinateurs, je ne peux pas tous les citer un par un, mais c’est très beau de voir Craig Russel continuer à illustrer certains des romans de Gaiman comme Coraline et Nobody Owens et de voir l’origine de leur collaboration. Impossible non plus de ne pas mentionner son ami de longue date, Dave McKean que vous connaissez peut-être pour le comics Batman Arkham Asylum qui s’est occupé d’illustrer toutes les couvertures de Sandman leur offrant une identité incroyable. Sans oublier Jill Thompson, dessinatrice qui a contribuée à me faire verser toutes les larmes de mon corps à la fin du récit Vies Brèves. C’est aussi une collaboration jouissive avec Yoshitaka Amano, le célèbre illustrateur des artworks de Final Fantasy.

Enfin, et je terminerai là-dessus, on a la chance d’avoir droit à de superbes intégrales en France, chez Urban Comics, et ce n’est pas forcément toujours le cas. Des intégrales, qui regroupent des analyses de l’œuvres, les galeries de couvertures, des préfaces, des postfaces, des récits inédits et surtout plein d’interviews formidables avec Neil Gaiman. C’est formidable d’avoir accès aux coulisses de l’œuvre et c’est passionnant à lire et explorer pour comprendre plus encore sa richesse. Et en parlant de richesse, malheureusement, se plonger dans Sandman ça a un coût, puisque chaque intégrale coûte 35 euros. Il y en a 7, plus une préquelle aussi scénarisée par Gaiman pour les 20 ans de la série : Sandman Ouverture. Après il y a aussi d’autres comics dans l’univers mais pas écrits par lui. Il est largement suffisant de s’arrêter avec les 7 intégrales et d’avoir le récit complet, mais c’est cher. Personnellement, je me les suis fait offrir aux Noëls ou anniversaires ces 5 dernières années, mais comme je vous le disais, les acheter à ce rythme, c’est risquer de devoir tout relire à chaque acquisition (ce qui n’est pas un mal) ou attendre de tous les avoir pour se plonger totalement dedans. C’est ce que j’ai fait, et bon sang, je ne regrette pas !

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