Ma chronique ce mois-ci va parler de Tom King, un auteur de comics qu’il est beaucoup trop bien. Voilà, c’était ma chronique, à bientôt pour d’autres recommandations riches en arguments. Non, allez, on continue un peu. Surtout que vous avez beau vous dire « il commence à nous les briser avec ses comics à 60 balles à chaque fois et ses auteurs anglais et irlandais ». Sauf que, cette fois-ci on parle d’un auteur américain, et c’est un élément essentiel de sa carrière. En effet, avant d’être auteur, Tom King faisait partie de la CIA, en tant qu’agent dans l’unité anti-terrorisme à Bagdad en Irak, qu’il a rejoint peu après les évènements du 11 septembre 2001. Une expérience qui a duré 7 ans et qui l’a évidemment profondément marqué. Il en résultera une carrière obsédée par trois thèmes : le trauma de la guerre, la difficulté à se réinsérer et une critique acerbe de l’Amérique contemporaine. Tout ça à travers du comics de Super-héros. Ceci dit, il n’a pas signé que du Super-héroïque, notamment avec Sheriff of Babylon, un récit policier qui se déroule en Irak et inspiré de sa propre expérience. On n’en parlera pas aujourd’hui, parce que j’ai évidemment préféré garder une ligne directrice cohérente avec ses œuvres sur les Super-héros…mais sachez que c’est un titre fort, éprouvant et impactant.
Comme vous le savez peut-être, chaque mois je participe au podcast : le Klub Moutarde, en compagnie de Foine qui a le courage de faire le montage et de Dehell qui s’occupe des bannières. Pour ma part, je ne fais que préparer un sujet qui me plaît. Alors avec l’aval de mes compagnons, j’ai décidé de publier ici chaque mois l’un des sujets plus ou moins ancien préparé initialement pour le podcast. Si celui-ci vous intéresse, vous pouvez rendre le sujet plus vivant en allant nous écouter, ce qui est plus interactif (Foine et Dehell réagissant ou posant des questions). Dans ce cas, il s’agissait de l’épisode 37 : la belle tartine.
Ainsi donc Tom King aime les Super Héros. Il a signé des aventures de Dick Grayson (sobrement intitulées Grayson) avant qu’il ne devienne Nightwing, lorsqu’il a dû s’infiltrer dans une agence d’espionnage, il a écrit un one shot sur Vision qui a beaucoup du inspirer les créateurs de WandaVision (au moins visuellement), s’est récemment attaqué à Supergirl avec brio, mais aussi au monument qu’est Watchmen avec Rorschach qui à l’instar de la série HBO se détourne volontairement de l’œuvre originale pour mieux y véhiculer des thèmes plus actuels. Je l’avais déjà évoqué dans un précédent épisode mais il a aussi dirigé Batman pendant plusieurs années. Un récit que j’ai vite abandonné mais qui a le mérite d’avoir donné une autre consistance au Chevalier Noir. Je vous invite d’ailleurs à aller lire l’article de Gaga sur ce sujet. Ceci dit, en opposition totale avec son arc sur Batman où il n’avait pas forcément le champ libre, Tom King aime aussi déterrer des vieux Super Héros complètement oubliés du grand public. C’est le cas notamment avec Mister Miracle puis plus récemment Strange Adventures.
Des héros dépressifs
Dans le premier, il met donc en scène Mister Miracle un héros dont la capacité à pouvoir s’échapper en toute circonstance, mais peut-il échapper à la dépression, comme le demande le résumé du comics ? C’est là toute la profondeur des personnages de Tom King. Mister Miracle a beau avoir des super-pouvoirs, des ancêtres légendaires, et un passé compliqué (il est élevé par le super-vilain Darkseid), tout ce qu’il souhaite c’est avoir une vie de famille normale, mais même ça c’est compliqué. Insatisfait, incapable d’être heureux, hanté par son passé et comme le lecteur troublé par ce qui semble être des hallucinations mais sans être certain qu’il ne s’agit pas de la réalité. Il est évident qu’à travers Mister Miracle, Tom King livre un récit intime et personnel qui parle de sa difficulté à retrouver une vie normale. Tout en encrant son histoire dans l’univers DC, il nous parle de sa dépression, avec justesse, parfois avec humour mais aussi avec tendresse, Mister Miracle étant constamment soutenu par sa femme Big Barda (elle aussi surhumaine avec une grande force physique). Le couple et la paternité sont aussi des thèmes forts de l’aventure. Au final, l’auteur n’offre pas de clé ou de réponse à son personnage pour le faire sortir de cet état parce que lui-même ne doit pas en avoir. Sa psychanalyse et son introspection se font à travers Mister Miracle. Un titre génial donc, par son intelligence, par son écriture ciselée, et rythmée. Notez bien d’ailleurs qu’on n’a pas besoin de connaître le background de Tom King pour pouvoir apprécier le titre. Celui-ci reste un one shot qui se vaut sans aucune connaissance de l’auteur ou même du personnage, même si sur ce dernier point, l’œuvre est remplie d’hommage au Quatrième Monde de Jack Kirby.
C’est l’un des premiers one shot que j’ai lu de l’auteur et j’ai immédiatement compris qu’il était bien plus à l’aise dans cet exercice que dans celui d’une longue série. Dans un style assez similaire, on peut aussi découvrir son travail avec Heroes in Crisis. Un titre où l’on retrouve tout plein de héros DC qui doivent faire face à un crime terrible qui a eu lieu dans une sorte de zone de repos pour les Super. Si l’enquête en elle-même ne se conclue pas de façon très satisfaisante, c’est l’occasion pour Tom King de mettre tous ces personnages dans un parloir, face à un ordinateur psychanalyste et d’explorer leurs psychés, leurs doutes, leurs failles. Le Super Héros troque ici sa place contre le soldat revenu de la guerre et traumatisé par ce qu’il a vécu, à l’instar encore une fois de l’auteur lui-même.
Une critique de la société américaine
Si j’ai parlé de l’aspect enquête décevant, ce ne sera pas le cas dans tous ses comics, ce qui nous emmène à nouveau vers un autre héros oublié, à savoir donc Strange Adventures. On y suit Adam Strange. Initialement, c’était un archéologue qui s’est fait téléporter sur la planète Rann où il est devenu le héros de ce peuple en participant à la guerre contre les Pyykts. Il est aussi tombé amoureux là-bas et a eu une fille qui est malheureusement morte dans cette guerre. L’histoire de Tom King s’ouvre sur son retour sur Terre lors d’une séance de dédicace de son autobiographie « Strange Adventures« . C’est un héros pour tout le monde, y compris la Justice League, sauf que cet enthousiasme du public prend fin quand un lecteur s’en prend à lui en l’accusant d’avoir commis des crimes de guerre sur Rann. Les médias s’emparent de l’affaire, tandis qu’un autre Super-Héros, Mr Terrific, impartial, se charge de mener l’enquête sur cette guerre. Cette fois-ci, Tom King s’attaque moins à la dépression qu’à la figure du héros américain, la manipulation de la vérité et les meurtres commis au nom du patriotisme. Là encore, cette histoire de guerre reflète à nouveau le passé de King et la présence des USA en Irak. Brillamment narré, le récit alterne entre passé et présent, et donc entre histoire romancée et vérité. Adam Strange est convaincu d’avoir agi correctement, si tant est qu’une guerre puisse se dérouler de manière correcte, soutenu de façon indéfectible par sa femme Alanna, tandis que la Justice League prend ses distances avec lui. S’ouvre alors une critique évidente des Etats-Unis et de ses médias avec des représentations à peine masquée de Fox News défendant corps et âme Adam Strange, le considérant non comme un héros, mais comme quelqu’un qui a fait son devoir et qui a défendu sa planète sans avoir peur de se salir les mains.
Cette critique des médias et des Etats-Unis se retrouve aussi évidemment dans Rorshach. Enième dérivé casse gueule du chef d’œuvre d’Alan Moore, le titre se déroule après les évènements du comics original. C’est une enquête policière qui met en scène une tentative d’assassinat sur un candidat à la présidence des Etats-Unis. Un candidat républicain, populiste, extrémiste. La tentative finit par l’exécution des deux meurtriers, dont un déguisé en Rorschach. A nouveau, le comics se présente sous la forme d’une enquête mené par un détective engagé par le candidat ciblé. A nouveau, ça permet à Tom King de raconter son intrigue sous forme de flashback et dans le présent. Et à nouveau, c’est avant tout une critique acerbe des Etats-Unis. Si le symbole de Rorschach est utilisé pour incarner la violence d’une justice personnelle, et donc parfaitement compris par l’auteur, le reste de l’univers Watchmen n’est présent qu’en toile de fond, même si on y retrouve tout de même une époque au bord de la catastrophe. Il s’agit d’un scénario très terre à terre qui sert de miroir pas si déformant à notre réalité. On y voit la montée des extrêmes, l’augmentation de la violence, l’amour du complotisme, etc. Des thèmes finalement contemporains qui se marient évidemment parfaitement à l’univers de Watchmen. Tant pis si Alan Moore les renient, Tom King peut selon moi se dresser fièrement aux côtés de Damon Lindelof. Ils ont tous deux bien compris que Watchmen servait avant tout à parler de la société et de leurs craintes.
Une narration intelligente
C’est très frustrant, parce que j’aimerais vous parler plus en détail de chacun de ces titres, mais à la fois, je veux vous laisser le plaisir de la découverte, et d’autre part, je ne suis pas sûr d’être capable de rendre hommage correctement à ces œuvres et leurs portées sociologiques et philosophiques. Comprenez au moins ceci, c’est que les titres de Tom King sont ambitieux, matures, intelligents et intéressants. Et si son propre passé le hante, avec ces thèmes récurrents lié au trauma, à la dépression, à la guerre, souvent sous forme d’enquêtes, il ne s’enferme pas pour autant dans un genre qui pourrait devenir redondant. Tout d’abord parce qu’il maitrise ses sujets à la perfection, qu’il sait où il va et que sous forme d’intrigue policière, son rythme est impeccable. Ses dialogues sont ciselés, malins, percutants. Sa narration est aussi d’une efficacité redoutable. Là-dessus il est nécessaire de mentionner son sens de la mise en scène. On est très loin du cassage de code d’un Jeff Lemire qui sort constamment des limites des cases dans Gideon Falls notamment, au contraire. Par exemple, dans Mister Miracle, Tom King construit son récit dans un gaufrier de 9 cases par pages, toutes de la même taille, renforçant ainsi le sentiment d’enfermement du personnage et du lecteur. Ça donne aussi bien plus d’impact aux rares cases pleines pages qui semblent du coup nous sauter au visage. Attention, je parle bien de mise en scène et non de dessin. Tom King n’est pas dessinateur, mais il sait s’entourer d’artistes talentueux. Je pense notamment à Mitch Gerads qui illustre Mister Miracle avec un trait à la fois très réaliste et en même temps proche du comics classique. On le retrouve sur Strange Adventures lié à la meilleure idée de mise en scène puisqu’il n’est pas seul. Mitch Gerads dessine les cases se déroulant dans le présent, avec un trait assez réaliste, tandis qu’Evan Doc Shaner s’occupe des passages dans le passé avec un style bien plus rétro, et des couleurs bien plus vives. Il s’agit après tout de l’histoire romancée. C’est une idée génialement simple et qui permet à l’auteur de jongler constamment entre les deux temporalités, souvent même au sein d’une même page, sans rendre confus le lecteur.
Donc non, lire plusieurs titres de Tom King ne devient pas redondant, malgré certains thèmes communs. De plus, dernièrement on peut même dire qu’il a carrément changé de registre avec Supergirl Woman of Tomorrow où il troque l’aspect enquête contre une épopée spatiale. Une aventure qui semble bien plus légère dans le ton. On y suit une belle amitié entre deux femmes, malgré une quête de vengeance. Même visuellement, la dessinatrice Bilquis Evely livre un travail bien plus lumineux que sur d’autres titres de l’auteur, avec une mise en scène plus énergique, plus aérée que d’habitude, collant parfaitement au ton aventure. Ceci dit, il ne faut pas se tromper. Malgré les apparences plus légères, c’est un récit qui est traversé par la mort et les génocides, avec comme thème de fond le deuil, la vengeance et la guerre.
Un auteur essentiel
L’œuvre de Tom King est traversée par ses thèmes de prédilection. Alors oui, il y a la difficulté à se réinsérer dans la société, en particulier dans Vision : un peu moins qu’un homme avec comme cadre la banlieue américaine, son racisme et la difficulté à retrouver une vie ordinaire. Il y a aussi la guerre, la dépression, le deuil, la radicalisation, … Ce n’est pas super fun, mais il est aussi bien conscient de ce qu’il écrit et n’hésite pas pour autant à glisser des traits d’humour bien placés. Le traitement des différents Robin ou de Batman dans Heroes in Crisis en est la preuve. Mister Miracle est aussi un personnage sympathique et attachant malgré ses troubles. Mister Terrific est un enquêteur à la recherche de la perfection accompagné par un robot qui teste constamment ses connaissances. L’amitié entre la jeune Ruthye et Supergirl regorge de dialogues tendres et amusants.
Lire du Tom King ce n’est donc pas que déprimant. Son but n’est pas de nous miner le moral, mais de nous faire réfléchir. Son talent passe par son sens du rythme sans temps mort, sa mise en scène réfléchie, son écriture ciselée et évidemment ses thèmes passionnants, parfaits reflets de notre société. Il remet en question des figures héroïques et se sert du comics de Super-Héros pour apporter des questionnements très réalistes. Je vous invite à vous pencher dessus. Peu importe par lequel vous commencez. Tout est bien, même si je préfère ses one shot. A mon sens, il est certainement l’un des meilleurs auteurs de comics contemporain, et j’ai hâte de lire les titres que je ne possède pas encore et ses prochaines publications.