Littérature·Romans

Gagner la guerre : frontière entre Histoire et Fantasy

Aujourd’hui on va parler d’un auteur mais surtout d’un roman : Gagner la Guerre, de Jean-Philippe Jaworski. Un premier roman, qui faisait suite à un recueil de nouvelles, Janua Vera, qui se déroulaient dans le même univers de fantasy. Avant ça, il a aussi écrit deux jeux de rôle dont un, le Tiers-Age (rien à voir avec le jeu vidéo), tiré du Seigneur des Anneaux et un autre Te Deum pour un massacre qui lui se déroule pendant les guerres de Religion au 16ème siècle en France. On a donc un jeu de rôle de fantasy et un autre historique : ses deux genres de prédilection comme on le verra justement dans ses romans.

Ce qui nous amène à Gagner la Guerre, paru en 2009. Je saute volontairement Janua Vera qui fut écrit avant, mais dont on reparlera un peu après. Gagner la Guerre donc, se déroule dans un univers de fantasy appartenant au cycle littéraire du Vieux Royaume. Un monde où la magie existe mais où elle est assez rare, idem pour les elfes par exemple. On peut penser à Game of Thrones en termes d’univers et d’enjeux mais en encore moins fantasy en ce sens qu’il n’y a pas de Dragons ou de zombies venus du Nord. C’est plus réaliste et pour cause, très inspiré de l’Histoire avec un grand H.

Je triche un peu, ça c’est la couverture de la BD.

Comme vous le savez peut-être, chaque mois je participe au podcast : le Klub Moutarde, en compagnie de Foine qui a le courage de faire le montage et de Dehell qui s’occupe des bannières. Pour ma part, je ne fais que préparer un sujet qui me plaît. Alors avec l’aval de mes compagnons, j’ai décidé de publier ici chaque mois l’un des sujets plus ou moins ancien préparé initialement pour le podcast. Si celui-ci vous intéresse, vous pouvez rendre le sujet plus vivant en allant nous écouter, ce qui est plus interactif (Foine et Dehell réagissant ou posant des questions). Dans ce cas, il s’agissait de l’épisode 35 : C’est la tuile.

L’histoire du roman

On y suit Benvenuto Gesufal : un homme aux multiples talents. Le livre s’ouvre d’ailleurs sur celui d’espion aux services du Podestat Ducatore quand il est envoyé négocier une paix secrète entre la République de la cité-Etat de Ciudalia (où gouvernent les Podestats) et l’empire de Ressine (qui pourrait s’apparenter à l’Empire Ottoman). Avant ça, on découvrira que Benvenuto a été mercenaire puis qu’il a rejoint une guilde secrète d’assassins pour laquelle il travaille toujours. Après ses négociations pour la paix, il reviendra à Ciudalia, une ville dense qui fait évidemment penser à des cités italiennes comme Florence ou Venise à la renaissance. Il y retrouvera son employeur le Podestat Ducatore et deviendra pour lui une sorte de garde du corps. Et c’est là que je suis tombé amoureux du roman.

Ici la couverture du format poche, chez folio SF.

Non pas que tout le début n’était pas bien. Toute l’introduction en pleine mer est géniale pour nous introduire le personnage de Gusefal : un mercenaire amer, dangereux à la langue bien perchée et malin. C’est d’ailleurs lui le narrateur du roman et on ne peut que se lier d’affection à lui alors même que c’est une ordure, mais charismatique. Pourtant, c’est bien lors de son retour à Ciudalia que je n’ai plus réussi à lâcher le roman. Non seulement parce que Jaworski donne vie à cette ville, mais aussi parce que c’est là qu’on rentre dans un jeu de manigances et de pouvoirs qui semble sans fin, à commencer avec le Podestat Leonide Ducatore. Un homme aimé du peuple, puissant, fin diplomate à la rhétorique aiguisée qui semble jouer à un jeu d’échecs sur le très long terme pour se garantir de toujours rester à la tête de la République. Il a un coup d’avance sur tout le monde et ne se laisse que rarement déstabiliser, et quand c’est le cas, il sait s’adapter en faisant croire que tout faisait partie de son plan. Les institutions de Ciudalia sont bien expliquées par Jaworski, passionnantes, sans être simplistes, au contraire. Comprendre ces institutions, puis saisir petit à petit comment le Podestat les tord à son avantage, ça donne l’impression d’être un témoin, ou un complice privilégié dans les coulisses d’un grand esprit. Ce qui est le cas, puisque c’est littéralement la position du narrateur Benvenuto par rapport à Ducatore. Imaginez le Chancelier Palpatine et sa conquête du pouvoir mais si ça avait été bien écrit, que les autres personnages n’étaient pas stupides et en beaucoup plus nuancé… En fait, ça n’a rien à voir. Ceci dit, je souligne l’aspect nuancé parce que Jaworski fait absolument tout pour éviter de tomber dans un manichéisme basique. Les personnages ne sont ni tout noir ni tout blanc et la volonté de pouvoir du Podestat est plus pragmatique que diabolique.

C’est aussi ça qui est très appréciable : la variété des situations et l’aisance avec laquelle l’auteur passe de l’une à l’autre. L’aventure s’ouvre sur une bataille navale, tout le milieu nous plonge dans les intrigues politiques, le troisième acte nous fait voyager dans des environnements plus sauvages après une course poursuite mémorable, avant de nous faire revenir à Ciudalia et ses conflits internes.

L’Histoire dans le roman

Et là, le grand format aux Moutons Electriques.

Gagner la Guerre ne se conforme pas à un type de roman, la fantasy, et on ne peut pas le qualifier d’historique non plus puisqu’aucun des lieux et des personnages ne sont réels. Mais il pioche un peu partout pour créer un univers extrêmement crédible. L’inspiration historique se retrouve évidemment dans la description des environnements avec des détails étonnants mais finalement essentiels. Prenez cette course poursuite dont j’ai parlé un peu plus tôt sur les toits de la ville de Ciudalia. Lorsque Benvenuto s’écrase sur un toit, Jaworski va ouvrir une longue parenthèse pour décrire les tuiles sur lesquelles il a atterri, leurs couleurs, leurs avantages, la façon dont elles ont été posées. C’est inutile à l’action, et pas toujours amené au meilleur moment (dans ce cas-là en tout cas), mais non seulement ça va permettre de pouvoir s’imaginer Ciudalia à la perfection jusque dans ses tuiles, mais en plus en faisant quelques recherches, on va réaliser que ce qu’il nous décrit ce sont des toits florentins de la renaissance.

Dans un autre passage, Gesufal et le Podestat vont admirer et sélectionner le meilleur tableau censé représenter une bataille qui a eu lieu quelques mois plus tôt. A travers la description qu’il nous fait des trois peintures, il nous décrit trois styles très différents et évidemment historiquement recherchés. On trouve des interviews de Jaworski où il explique qu’elles sont inspirées du maniérisme, ou de l’art figuratif. Il nous retranscrit du clair-obscur et des jeux de perspective à l’écrit, et on le visualise parfaitement. C’est passionnant.

Le système politique des Podestats est également inspiré du Moyen-Age dans certaines cités Italiennes mais aussi au Sud de la France. Il faut d’ailleurs noter l’originalité d’écrire un roman de fantasy dans lequel les personnages évoluent dans une République. C’est tout le moteur du récit, mais c’est tellement rare. On a bien plus l’habitude d’Empereurs et de Royautés.

« Style de malade »

La ville de Florence : les architectes se sont inspirés de Jaworski pour la construire.

A travers toutes ses descriptions et son sens du détail dingue, Jaworski donne vie à son monde. Je sais à quoi ressemble Ciudalia sans en avoir vu quoi que ce soit, je peux m’imaginer ses ruelles, ses palais et leurs atmosphères. Il faut savoir d’ailleurs que Gagner la Guerre ainsi que la nouvelle Mauvaise Donne (qui raconte comment Benvenuto va se retrouver au service du Podestat) ont été adapté en BD, illustré par Frederic Genêt. Une adaptation fidèle au passage mais qui ne peut tout retranscrire dans les moindres détails forcément, donc je favoriserai quand même le conseil du roman. Ceci dit, c’est très satisfaisant de lire la BD et de retrouver exactement ce qu’on s’était imaginé tant dans le visuel des environnements que dans la mise en scène de certains moments forts. Ça illustre parfaitement la réussite de Jaworski qui a su imprimer non pas un monde mais son monde dans l’esprit des lecteurs.

Ça n’aurait pas été possible sans une plume digne de ce nom et là encore, le style de Jaworski est irréprochable. C’est soigné et littéraire. Élégant et exigeant, notamment par rapport aux différents éléments historiques, ne serait-ce que dans l’utilisation des objets ou des tenues. On sent que c’est un auteur qui est amoureux de la langue française ou qui tout du moins a un profond respect pour elle, ce qui donne un sentiment prestigieux à la lecture. Ce n’est pas le seul roman de fantasy français, mais c’est rare d’avoir un tel soin, et c’est rare aussi de lire un titre dans ce genre qui n’est pas traduit d’une autre langue. Il y a même de l’argot très drôle dans certains passages quand Benvenuto fait ses rapports avec ses supérieurs de la guilde des assassins. Du type « ce n’était pas la bergère attendue qui s’est occupé du troupeau, j’ai bien failli me faire jardiner ». On ne comprend rien à ce qu’il dit et en même temps on comprend tout, parce qu’il raconte ce qu’on a déjà lu.

Où sont les femmes ?

Je me dois cependant de souligner un défaut dans ce roman que j’ai absolument adoré, et ça m’embête, mais c’est important : la présence ou plutôt l’absence des femmes dans le récit. Au total, on compte deux personnages secondaires féminins qui ont un peu d’importance, mais ça reste très léger, d’autant plus que l’aventure ne les respecte pas forcément. Jaworski a quand même la décence de ne pas se cacher derrière des fausses excuses du type « Non mais c’est un univers médiéval dans lequel historiquement la place des femmes n’était pas importante« . Loin de là. Il ne s’en défend pas forcément, mais tâche de se justifier en expliquant qu’il a fait toutes ses années lycée dans un établissement jésuite qui n’accueillait que des garçons, et explique que l’écriture de ses personnages féminins lui demandent ainsi plus d’observation et une crainte de, je cite, « gauchir la vraisemblance de leur psyché » (l’interview se trouve ici). Tout ça peut être entendu, mais ça reste regrettable. Sachez cependant que c’est un défaut qui vaut surtout pour Gagner la Guerre. Le recueil de nouvelles Janua Vera met toujours l’accent sur les hommes mais on compte tout de même plus de personnages féminins avec notamment le conte de Suzelle.

La BD a la très bonne idée de nous offrir une carte du monde en deuxième de couverture.

Janua Vera

Transition de malade, puisque Janua Vera, je l’ai aussi lu, et c’est donc, je l’ai assez répété, un recueil de nouvelles qui se déroulent elles-aussi dans le Vieux Royaume comme Gagner la Guerre. C’est très bien aussi, même si ça m’a moins emballé. En fait, Janua Vera est l’exemple parfait de l’intérêt de nouvelles tant en termes d’écriture que d’univers. D’écriture, parce que ça permet à Jaworski de complètement varier de style, de genre. J’ai cité le Conte de Suzelle qui comme vous pouvez peut-être le deviner, se rapproche du conte, qui nous raconte l’histoire d’une femme, de son enfance à sa vieillesse, et de sa rencontre avec un elfe. Très tendre et mélancolique, c’est une atmosphère qu’il n’y avait pas du tout dans Gagner la Guerre. Et puisqu’on reparle de ce roman, la nouvelle Mauvaise Donne permet de découvrir avec délice la première vraie rencontre entre le Podestat Ducatore et Benvenuto Gesufal et donc de retourner dans des manigances et les manipulations politiques de Ciudalia.

Evidemment, donc, les nouvelles permettent également d’étendre l’univers du Vieux Royaume, avec la découverte de nouvelles régions, d’autres peuples, d’autres légendes, et d’autres époques, à commencer par la nouvelle Janua Vera qui raconte la fin de vie du Roi-Dieu Leodegar, souvent mentionné dans Gagner la Guerre.

Le recueil a été écrit avant et peut pourtant être lu après. Sa grande qualité, en dehors de celle des histoires, c’est aussi d’ouvrir plein de portes à cet univers. De la même façon que Mauvaise Donne a ensuite donné lieu à Gagner la Guerre, est sorti très récemment le premier tome du Chevalier aux Epines : le Tournoi des Preux, un nouveau roman de Jaworski, qui se déroule là encore dans le Vieux Royaume, et qui met en scène le héros de la nouvelle Le service des Dames présente dans Janua Vera. Petit à petit, entre recueils de nouvelles (il en existe d’ailleurs un autre Le Sentiment du Fer) et roman, Jaworski se construit tranquillement un univers étendu, et alors que j’avais fait tout un sujet pour dire que je n’aimais pas ça, là, j’ai très hâte de tout découvrir. Il faut dire que contrairement à plein d’autres, chaque œuvre se suffit à elle-même. On n’a pas forcément l’impression de passer à côté d’éléments annoncés. C’est simplement qu’on en veut naturellement plus. Le premier tome du Chevalier aux Epines aura d’ailleurs droit à deux suites dont une dans laquelle on retrouvera Benvenuto Gesufal.

L’univers Jaworski

Vous commencez à voir la galère dans laquelle je me suis fourré ? Ca fait quelques paragraphes que je vous parle de deux livres qui m’ont emballé, mais c’est donc sans compter les nouvelles du Sentiment du Fer, ni les trois romans qui vont constituer le Chevalier aux Epines qui vont sortir rapidement dans l’année (le dernier tome devrait paraitre en janvier 2024). Il y a aussi l’adaptation en BD que j’ai commencée dont je vous ai déjà brièvement parlé. Il y a quatre tomes sortis, et on en attend encore un dernier. J’ai encore énormément à découvrir, oui…

Et si je rajoutais une petite saga en plus ? Une qui n’a rien à voir avec le Vieux Royaume mais qui s’intéresse cette fois à la Gaule Antique : le Cycle Rois du Monde, avec Même pas mort et Chasse Royale. Un contexte historique réel qui apparemment n’empêche pas Jaworski de nous plonger dans les légendes celtiques et son folklore. A l’heure actuelle, la saga n’est pas encore tout à fait terminée, mais qu’elle compte tout de même 5 tomes, et là encore j’ai très hâte de m’y plonger… On a donc de quoi lire avec Jean-Philippe Jaworski, et si tout est d’aussi bonne qualité que Gagner la Guerre, alors on est certainement face à l’un des meilleurs auteurs de fantasy de notre époque.

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